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Réhabilitation snob
Les interdits, nous dit Virginie Despentes dans King Kong Théorie, ont souvent leurs justifications politiques : « Le SM doit rester un sport d’élite, le peuple est incapable d’en savoir la complexité, il se fera mal. » Tel est le destin de maint divertissement : tant qu’ils sont réservés à une élite, le gouvernement et ses complices, tolèrent tous les vices de cette terre. Mais dès que le peuple s’y intéresse, la politique s’y mêle aussi. Tenez, prenez le jeu par exemple. Jadis, les casinos et les champs de courses étaient uniquement fréquentés par des aristocrates. Les lois étaient alors beaucoup moins strictes. Et aujourd’hui ? Ce ne sont ni la duchesse de Marlborough ni le énième Duc de Newcastle faisant la queue sur le trottoir de votre marchand de tabac pour y acheter un billet de loterie. Au demeurant, il en était de même pour toutes ces activités délicieusement futiles (je vous rappelle que le premier tabac arrivé en Europe était destiné à la reine Catherine de Médicis afin de soulager ses maux de tête et que le cigare fut un accessoire important dans la panoplie du parfait dandy): dès que la foule s’est mise à fumer, nos supérieurs inventèrent des lois et des impôts de plus en plus sévères afin de limiter notre consommation. Aujourd’hui on constate que les habitants de zones populaires fument plus que ceux des beaux quartiers ! C’est le monde à l’envers ! Idem dito pour les alcools et les autres substances enivrantes tolérés autrefois par les autorités à la fine fleur de notre humanité, capable d’apprécier à leurs justes valeurs un Krug millésimé, un sachet de cocaïne fabriquée par un laboratoire impeccable dans un faubourg zurichois ou une boulette d’opium expédiée par une valise diplomatique!
Ainsi, certains snobismes sont devenus très populaires. D’autres furent interdits. Ne paniquez pas : d’autres naîtront. D’ailleurs, une toute nouvelle aristocratie est apparue depuis quelques décennies: les barons de la drogue. Les « junkies de luxe » se sont également fort propagés. C’est un toxicomane très snob car il ne fait que rarement ses courses lui-même. Soit il se fait livrer, soit il en charge son personnel. C’est pratique, surtout dans son état nébuleux d’insouciance complète et d’indifférence divine. Le junky de luxe appartient fréquemment à la jeunesse dorée. Mais l’âge n’est pas un critère. À ne pas confondre avec le clochard de luxe dont le mysticisme est plus économe et ascète : ce dernier est devenu clochard après avoir connu une vie de luxe et parfois même selon son propre gré, en prenant du recul. Il a poussé son understatement à l’extrême, comme le comte Tolstoï par exemple. Peut-être avec un penchant léger pour le SM, mais c’est malgré cela un clochard « romantique ». Entre-temps une nouvelle variante a vu le jour: le clochard de luxe « occasionnel ». Car il y a maintenant des « nouvorich » prêts à dépenser 10.000 $ pour « jouer » au serveur de bistrot, au contrôleur de bus ou au clochard flânant dans le quartier très mal fréquenté de la gare centrale à Moscou. L'agence, qui organise de telles excursions dans la pauvreté, veille à votre confort: vous aurez même quelques cours de vocabulaire, y compris l'affublement qui rendra le personnage plausible, et une douzaine de gardiens qui garderont un œil sur vous. Elle propose aussi des séjours comme clochard dans les rues de Paris ou comme pauvre musicien de rue sur la place Saint-Marc à Venise.
Au demeurant, (avis aux amateurs de SM et autres snobs extrêmes) : notez que les anciens bureaux et salles de torture du KGB à Moscou se sont transformés en restaurant et discothèque huppée. Les vacances au goulag sont toujours très prisées par ceux qui se sentent lassés par Gstaad. La Sibérie est un endroit parfait pour une retraite spirituelle (plus audacieux et moins barbant qu’un couvent idyllique dans une vallée perdue du Danube) ou une cure d’amaigrissement (plus efficace que ce sanatorium élégant et chic, avec spa et vue sur la Mer Baltique). Quant aux cliniques connues sous l’enseigne Betty Ford, autrefois rendez-vous mondain du jet-set gâté et endommagé, de nos jours, elles sont inondées de stars et de people franchement pas fréquentables du tout, qui espèrent ainsi racheter leur innocence et leur fraîcheur, ou se faire pardonner les goujateries commises. Or la presse « glamour » eskimo n’existe pas et le risque de rencontrer un paparazzi sur la banquise est ainsi quasiment nul. Il faut toutefois y prévoir son propre personnel (coach, psy, infirmière, médecin généraliste, etc.), sans omettre quelques amis chasseurs, qui vous y seront fort utiles. Eventuellement, si vous appréhendez une rechute potentielle, parlez-en préalablement à votre barman attitré, à votre sommelier favori ou à tout fournisseur habituel, car certains alcools et substances supportent moins bien le froid que d’autres. Le champagne sera néanmoins toujours au frais!