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Comment rester snob en temps de crise?
Leçon 1
Les économistes servent uniquement à dire aux fortunés, qu'ils sont fortunés et aux miséreux qu'ils sont miséreux. C'est déjà fort désagréable d'être pauvre, sans que l'on vous le rappelle systématiquement. A l'instar des économistes, les sociologues ne sont pas d'un grand secours non plus, lorsque les malheurs financiers nous accablent. Pourtant, selon les grands sociologues de la première heure, leur mission, comprendre le fonctionnement d'une société, devait constituer un moyen de lutter contre ses fatalités et épreuves comme les crises économiques. Ces dames et messieurs pourraient tout de même, et cela me semble la moindre des choses, vous indiquer quelques adresses et conseils afin de faire vos emplettes plus avantageusement.
Soit! Généralement, pour un snob et tout autre humain de posture et de psychologie normales, il n'est pas chose facile (et certainement pas saine non plus) de se priver brusquement de ses friandises et ses boissons habituelles, de subir l'excitation des soldes, de prendre les transports en commun, de migrer dans un quartier populaire, de partager l’escalier avec des sous-espèces humaines. De risquer sa vie ! Puisque nullement accoutumé et constitué à endurer une telle absence de savoir-vivre, il est quasi certain que la pègre profitera de lui. Le nouveau pauvre est une proie facile!
Car il est évident que ces « anciens » pauvres savent déjà où se trouve le Lidl le plus proche, alors que le nouveau miséreux ignore totalement ce concept allemand et minimaliste afin de réduire les coûts et de proposer des produits à prix très bas. Attention, si vous y attendez une architecture d’intérieure « minimaliste » à la Rem Koolhaas, vous serez probablement déçu. Parce que dans ce contexte, « minimaliste » n’a rien de très snob et est plutôt synonyme de « minimal », de «dépouillé sans charme ». Il n’y aura pas une jolie et douce musique qui vous accompagne pendant que vous faites votre choix (si choix y a !), les étagères ne seront pas en palissandre mais en boîtes en carton ou, carrément, inexistantes.
Par ailleurs, beaucoup de temps pour réfléchir, vous n’en aurez pas car la clientèle et les caissières y sont également très rudimentaires dans leurs politesses. Préparez-vous à être bousculé, poussé et culbuté. Vous pouvez effectivement feindre y mettre vos pieds délicats pour la toute première fois, ou faire croire que vous cherchez urgemment votre femme de ménage ou votre concierge ou que vous êtes perdu. Mais ces poses-là ne sont pas recyclables : elles ne servent qu’une fois. Faire vos acquisitions dans le Lidl d’une ville éloignée risque de devenir très lassant aussi. Chaussez donc vos lunettes noires Gucci (mieux vaut rester incognito), prenez un air impassible, montrez à quel point votre sang-froid peut être glacial et de quel fer votre hardiesse est faite ! En bref : votre snobisme inné vous aidera à mieux subir ces horreurs.
En outre, vos cours particuliers à l’Institut Goethe vous seront très inutiles! Car grâce à votre culture générale, vous aurez sans doute un petit avantage sur les habitués qui ont probablement du mal à reconnaître certains produits teutons ou à lire leurs étiquettes. L’idée qu’ils confondent une poudre de lessive avec du lait en poudre, les croquettes pour chat avec des gâteaux apéritifs ou une eau de javel avec un breuvage bavarois est par ailleurs fort amusante. Car occasionnellement, on y trouve des délicatesses allemandes, comme des petits pains d’épices de Nuremberg, consommés outre-Rhin en grande quantité pendant la période de Noël. Chez nous, il faut parfois attendre Pâques pour qu’ils soient dans les rayons. Vérifiez donc toujours les dates de fabrication. Notez également que Lidl a ouvert, en 2009, son premier magasin en Suisse. C’est plutôt rassurant, vous ne trouvez pas ? Surtout si vous passez la saison à Gstaad.