• Comment rester snob en temps de crise (2)

    Leçon 2

    Beati possidentes ou Beati pauperes ? Allez savoir pourquoi, mais le christianisme a toujours tenté d’anoblir la gueuserie. « La pauvreté est, à quelques égards, une condition de l’existence humaine», nous livrait Ernest Renan dans Vie de Jésus en 1870. « Ne dites pas au pauvre qu’il est pauvre par sa faute ; ne l’engagez pas à se délivrer de la pauvreté comme d’une honte ; faites-lui aimer la pauvreté, montrez-lui-en la noblesse, le charme, la beauté, la douceur. » Il y a ces riches qui affirment que l’appétit, le sommeil, les soucis et les jouissances des pauvres sont identiques à ceux des plus fortunés. Il y en a même qui suggèrent que si on leur dévoilait une à une toutes les misères de la richesse, qui sait si les pauvres ne demanderaient pas à le rester ?

    Soit ! Il n’est certes pas honteux d’être démuni financièrement, bien qu’il faille toutefois avouer que ce soit bien gênant. Malheur au pauvre snob dont le train de vie est si frivole et vulnérable. Dans le chapitre précédent, nous avons commencé à vous conditionner et à vous dévoiler comment survivre lorsque, soudainement, on se retrouve raide comme un passe-lacet, fauché comme les blés voir pauvre comme Job.

    Des milliers de questions se posent effectivement à vous lorsque vous êtes contraint de vous installer dans un quartier populaire et de vous confronter au monde mystérieux du prolétariat. Comment organiser un cocktail dînatoire dès lors que vous venez de congédier tout votre personnel? Quel style d’intérieur choisir lorsque la bourse est plate et le gousset vide: ambiance « décadente » ou « minimaliste » ? Peut-on venir avec son caddy Louis Vuitton pour ses achats au marché noir ? Faut-il offrir un rafraîchissement à l’huissier ? Peut-on porter sa tiare dans le métro ?

    Soyez tranquille : vous allez trouver des réponses à toutes ces questions dans les leçons suivantes.

    Commençons par observer les « anciens » pauvres. Avez-vous remarqué qu’ils snobent absolument tout : les petits-bourgeois, les moyens bourgeois, les grands bourgeois, les aristocrates, les intellectuels.  En vérité, ce sont des supersnobs, car ils snobent presque tout ce qui n’est pas de leur niveau, tout ce qu’ils croisent sur leur chemin, avec peut-être comme seule exception certaines célébrités. De préférence celles d’origine humble, ayant réussi à grimper l’échelle sociale, par exemple, comme les footballeurs ou les vedettes du même acabit. Ordinairement, on ne snobe pas les gens qui nous sont supérieurs, bien au contraire, elles sont si utiles pour le name-dropping, mais ces anciens pauvres si ! C’est comme ça. Tandis que chez les snobs plutôt conservateurs, comme les BCBG par exemple, il se peut que la bonne éducation et la pensée politiquement correcte leur proscrivent d’extérioriser leur mépris. Ceux-là auront nécessairement beaucoup plus de peine à s’intégrer dans une ambiance peu cultivée. Et il est fort probable que les œuvres de la baronne de Rothschild, avec tout le respect que je lui dois, ne leur seront pas d’un grand soutien.

    D’ailleurs, si, par malchance, vous vous voyez forcé de quitter votre immeuble de standing pour vous établir dans un endroit moins snob dans une zone très industrialisée, il sera prévoyant de vous faire aider par un hypnotiseur ou une magnétiseuse. N’hésitez pas à faire appel à votre psychiatre, votre conseiller Feng-Shui, votre herboriste, votre masseur, votre acupuncteur, votre pharmacien, votre généraliste ou votre diététicienne afin de vous préparer à tous ces changements. Et là, ce n’est vraiment pas le moment de devenir radin. Ne licenciez pas votre femme de ménage non plus : elle vous sera d’ici peu une mine d’informations utiles pour ce qui est des coutumes populaires, des expressions du cru, des « petites » adresses, des astuces. Je répète : il n’y a pas de mal à se faire assister. Mais ne criez pas sur les toits que vous vous faites coacher par votre aide-ménagère, car cela pourrait faire mauvais genre. Faites-le discrètement.

    « Les pauvres ont la glace en hiver, les riches en été » peut-on lire dans un tract anarchiste des années 1960. Il est indéniable que certains snobismes sont très liés à la saison. Se montrer à la Toussaint à Megève n’a aucun intérêt. Mais il faut tout de même admettre que le peuple est plus habitué à la dureté et aux restrictions. On ne peut le nier : nous nous sommes gravement embourgeoisés. Assommés par la consommation, nos corps et âmes nobles se sont un peu ramollis. Même si Boris Vian soutient dans sa célèbre chanson J’suis snob, que la vie d’un snob égale parfois « une vie de galérien »,  il faut constater que les snobs disons « plébéiens » ont une longueur d’avance sur les snobs des couches supérieures. Ils n’ont pas besoin de changer leurs menus, leurs goûts drastiquement : leurs papilles et neurones sont déjà parfaitement adaptés à toutes sortes d'épouvantes. Ils sont déjà familiers avec les traditions des habitants d’un HLM (qui est un immeuble divisé en plusieurs appartements, réservés aux personnes aux faibles revenus, les loyers y sont très modérés, mais en revanche, ils ne sont pas très adaptés à votre lit à la duchesse, à votre lustre de Murano ou à tout autre objet ou meuble nécessitant une certaine hauteur sous plafond).

    Courage ! Affichez votre bravoure chevaleresque, armez-vous de votre sabre, sautez sur votre pur-sang frison et supposez-vous aux temps des croisades, en combattant quelque Turc bien ombrageux! Coiffez votre casque colonial et imaginez-vous dans une jungle obscure et inhospitalière (n’oubliez pas votre chasse-mouche !), soudainement face à une ethnie inconnue de notre civilisation. « La crise est un état extraordinairement productif. Il faut juste lui enlever l’arrière-goût d’une catastrophe», écrivait Max Frisch. Il semble que savoir s’adapter à des situations hypothétiques et fâcheuses est une preuve de grandeur d’âme et de valeurs que l’on attribue souvent aux aristocrates. Même si cela vous paraît légèrement judéo-chrétien, par définition, vous êtes obligé de vous y mettre aussi. Allez... c’est pour une bonne cause….